C'est la question que personne ne se pose ... tant les objectifs de l'entreprise et la stratégie qui les accompagne, émanant de "là-haut", sont une évidence. Cet effet d'évidence est d'ailleurs recherché par les dirigeants eux mêmes dans leur quête du consentement des équipes, et dans leur vision du leadership, garant selon eux du succès de la mise en oeuvre. De l'élaboration à la communication aux troupes, comment se fabriquent les objectifs et la stratégie de l'entreprise ? Tel est l'objet de ce papier.
Commençons par le narratif habituel : les objectifs organisationnels sont le fruit d'une décision collégiale, unanime et éclairée des dirigeants de l'entreprise (dirigeants exécutifs comme conseil d'administration). L'entreprise procède à une analyse approfondie de son environnement externe et interne. Les facteurs externes comprennent les tendances du marché, la concurrence, les changements réglementaires et les influences sociétales. Les facteurs internes impliquent l'évaluation des forces, des faiblesses, des ressources et des capacités de l'organisation. L'entreprise se réfère à sa mission, qui est la raison de son existence et sa vision, qui est l'état futur souhaité. Sur la base de la mission, de la vision et de l'analyse environnementale, l'entreprise fixe alors des objectifs stratégiques (vitaux). Ces objectifs se concentrent sur des domaines clés tels que la performance financière, la part de marché, la satisfaction client, l'innovation, la responsabilité sociale ou le développement des employés. On communique ensuite les objectifs aux troupes, avec un message plus ou moins subliminal, qui demeure souvent basé sur la théorie de la décision classique : les dirigeants (aidés du département Corporate Strategy) ont effectué des choix rationnels. La décision est assimilée à une maximisation. Toutes les possibilités ont été envisagées, avant ce choix forcément optimal des objectifs et de la stratégie pour les atteindre. La planification stratégique, qui arrive après, ne peut alors être formulée que par un processus rationnel descendant. Plus elle a été travaillée, plus elle autorise la Direction générale à prédire et contrôler avec précision l'avenir. C'est en tout cas, ce qu'aimeraient faire croire les départements de communication interne dans leur diffusion du message stratégique.
La fable est depuis longtemps décodée par les acteurs de l'entreprise, un tantinet méfiants depuis qu'ils ont constaté que les communicants n'évoquent jamais, dans leurs publications, les échecs d'une stratégie. Ils se contentent d'annoncer la conséquence de cet échec : le remplacement d'un PDG par un autre. On passe ainsi d'une perfection stratégique à une autre ;) Ce constat amène une triple conclusion : 1) l'entreprise (ou n'importe quel collectif) n'a pas d'objectifs, seuls des acteurs individuels en ont. 2) Il y a un refus d'envisager une fabrication "accidentelle" de la stratégie. 3) Le fait que le collectif "entreprise" apprend de ses échecs est nié par le refus d'en tirer des leçons en public. La 1ère assertion est importante parce qu'elle débarrasse d'emblée le lecteur de cette unanimité stratégique de façade. La construction des objectifs nécessite la prise en compte de multiples facteurs et l'implication de différentes parties prenantes aux intérêts divers voire divergents, qui interagissent dans des rapports de coopération et de conflit. Les décisions sont prises par ces coalitions d'individus (1), formées en fonction de leurs intérêts et de leurs perspectives spécifiques. Ces coalitions d'individus n'ont aucune existence officielle ; elles ne se décalquent pas parfaitement de la direction générale de l'entreprise. Elles se forment de manière informelle et peuvent être influencées par des facteurs tels que le pouvoir, les intérêts personnels, les relations interpersonnelles, etc. Lesdits individus acceptent d'entrer dans le jeu de la conception des objectifs dans la mesure où il y a concordance - au moins partielle - entre leurs objectifs et ceux du reste de la coalition. Le décideur n'a pas une vision claire et exhaustive de son environnement, il a plutôt une vision "silotée". Ainsi, il recherchera la satisfaction de certaines parties prenantes, dans une décision et non la maximisation de l'efficacité attendue. Par conséquent, il peut exister des arbitrages cachés au sein de ces coalitions, qui obscurcissent la logique d'élaboration des objectifs d'entreprise. Ces objectifs sont proclamés, rarement expliqués de manière claire et transparente à l'ensemble des parties prenantes. Faisant face à des incompréhensions ("mais pourquoi ont-ils fait cela ?"), ces dernières ne sont pas alignées derrière les objectifs et la stratégie ; la mise en œuvre n'est donc pas toujours cohérente.
Ajoutant à ce manque de clarté initiale, il est fréquent de confondre le planning stratégique avec la stratégie elle-même, bien que le premier soit une analyse, la seconde une synthèse qui implique l'intuition (possible parce que les acteurs connaissent très bien leur sujet) et la créativité. Le résultat de la réflexion stratégique est une vision pas trop précise de la direction à prendre. Les deux notions sont distinctes mais complémentaires. La planification est une activité opérationnelle qui consiste à définir les étapes, les ressources nécessaires et les délais pour atteindre un objectif donné. La stratégie, quant à elle, est une réflexion plus globale qui consiste à définir la direction générale de l'entreprise, les choix à fort enjeu et les leviers de création de valeur. La confusion entre ces deux concepts peut conduire également à des objectifs irréalistes ou mal alignés. De plus, une stratégie n'est pas toujours délibérée (2). C'est pourtant la configuration classique en ligne avec ce que souhaitent communiquer les dirigeants : elle concrétise alors leurs intentions précises ; par exemple, attaquer et conquérir un nouveau marché. Il s'avère qu'une stratégie peut aussi être émergente. Elle se développe par inadvertance, sans l'intention consciente de la Direction, souvent par le biais d'un processus d'apprentissage. Par ex., un vendeur explorant les usages d'un produit, convainc un type de clients inhabituels, de l'essayer. D'autres vendeurs l'imitent auprès de leurs propres clients. A la fin du trimestre suivant, la Direction se rend compte que ses produits ont pénétré un nouveau marché. Lorsqu'il prend la forme d'à-coups, de découvertes basées sur des événements fortuits et d'identification de schémas inattendus, l'apprentissage joue inévitablement un, sinon le, rôle crucial dans le développement de nouvelles stratégies. En d'autres termes, contrairement à ce que la planification traditionnelle prétend, les stratégies délibérées ne sont pas nécessairement bonnes, ni les stratégies émergentes nécessairement mauvaises. Allons plus loin, les méthodes (ici la planification) ne pensent pas, et lorsqu'elles sont utilisées pour autre chose que la facilitation de la pensée humaine, elles peuvent même empêcher cette pensée.
Si le couple objectifs/stratégie est simplement le fait de l'équipe dirigeante, plusieurs fragilités apparaissent. Plus le manager monte dans la hiérarchie vers le poste de dirigeant, plus il aurait besoin de savoir ce qui se passe réellement sur le terrain ; c’est souvent l'inverse qui se produit. Son rôle consiste pourtant à transformer la vision de la Direction en stratégie exécutable, dans son périmètre. Dans les grandes entreprises, le poids de la hiérarchie constitue une seconde fragilité : ce n'est pas tant le nombre de strates que la distance hiérarchique entre ces strates qui pose problème. Elle rend plus difficile une communication claire entre le niveau du haut et les niveaux d'en bas, compliquant la participation à l'élaboration de la stratégie voire tout simplement à sa compréhension. Ainsi, les acteurs sur le terrain ne savent souvent pas ce que les membres de la Direction ont à l'esprit. . . quand ces derniers n'ont souvent aucune idée de ce que pensent leurs équipes en première ligne. Par ailleurs, la stratégie qui relève uniquement de la responsabilité des dirigeants appauvrit sa propre pertinence et sa force d'évidence. Cette stratégie unilatérale se présente en effet, sous des traits gestionnaires et calculateurs : les dirigeants fixent une destination et calculent ce que le groupe doit faire pour s'y rendre, sans se soucier des aspirations des équipiers : pas terrible pour l'engagement. La stratégie unilatérale n'a aucune valeur en elle-même. Elle s'appuie plus sur la planification formelle, laquelle, de par sa nature analytique, sera toujours dépendante de la préservation et du réarrangement des catégories déjà établies qu'il s'agisse par ex., des types de produits, des unités de la structure actuelle de l'entreprise (divisions, départements), etc. Or, un véritable changement stratégique ne nécessite pas seulement de réorganiser des catégories établies, mais d'en inventer de nouvelles. D'ailleurs, les dirigeants qui intègrent les équipes dans leur réflexion, conçoivent la stratégie comme une feuille de route et les objectifs comme des jalons. C'est un projet que tout le monde aide à façonner. En conséquence, l'enthousiasme se construit en cours de route. Les stratégies ne prennent de valeur que lorsque des personnes engagées leur insufflent de l'énergie. La stratégie est un effort collectif qui implique des personnes à tous les niveaux de l'entreprise. La formation d'une stratégie efficace nécessite la contribution et l'implication de ceux qui sont les plus proches du métier et possèdent les connaissances et l'expertise ad-hoc. Le lecteur pourrait ici objecter que les dirigeants concoctent la stratégie à partir des données fournies par les services. À la différence près que ces données sont très souvent quantitatives et qu'elles ont tendance à exclure le qualitatif. Elles sont aussi souvent trop agrégées, ratant ainsi une restitution de nuances importantes. Les dirigeants les plus efficaces s'appuient, en plus des données, sur certaines des formes d'information les plus informelles, notamment les commérages, les ouï-dire et diverses autres bribes d'informations intangibles. L'élaboration de stratégies est un processus extrêmement complexe, qui implique des éléments sophistiqués, subtils voire inconscients de la pensée humaine. Par exemple, la vision n'est qu'une formule sur une plaquette corporate si les "stratèges" n'ont pas une connaissance intime des métiers de l'entreprise. Dit autrement : elle n'est pas disponible pour ceux qui ne peuvent pas "voir" de leurs propres yeux. Les vrais stratèges entrent dans le pratico-pratique quand ils cherchent des idées et les vraies stratégies sont aussi construites à partir d'une certaine sérendipité. Ce ne sont pas des gens qui s'abstiennent des détails quotidiens en s'abreuvant uniquement aux tableaux Excel de la DAF ; ce sont ceux qui s'y plongent tout en étant capables d'en abstraire les messages stratégiques. Leurs connaissances et leur curiosité leur permettent de construire un ensemble logique à partir de détails que le commun des mortels ne sait absolument pas connecter. Ainsi les managers doivent avoir la possibilité d'exprimer leurs préoccupations, leurs idées et leurs observations, tandis que les dirigeants doivent être ouverts à ces retours et prêts à ajuster la stratégie en conséquence. Cette collaboration permet de renforcer l'adhésion des équipes à la stratégie, d'identifier les éventuels obstacles à sa mise en œuvre et de bénéficier d'un retour d'expérience terrain pour l'adapter si nécessaire.
L'élaboration des objectifs et des stratégies doit fonctionner au-delà des cases, pour encourager l'apprentissage informel qui produit de nouvelles perspectives et de nouvelles combinaisons. Ça tâtonne et ça peut même planter ! Difficile à admettre dans une vision classique du leadership. Pourtant la vie - même corporate - est difficilement "casable" dans des catégories ...
Erwan Hernot
(1) A Behavioral Theory Of The Firm, Richard Cyert & James March, édition de 1992
(2) The Rise And Fall Of Strategic Planning, Henri Mintzberg, 1994
Texte : Erwan Hernot. Erwan anime ClavaConsulting, membre de ScoRH aux cotés de Arrowman Finance et de Human Assistance.
Photo : Johann 28
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