Au fur et à mesure qu'un manager progresse dans les niveaux hiérarchiques, il s'appuie sur la structure et le système que constitue l'entreprise. Il doit donc accepter que les autres acteurs (son patron, ses collègues, son équipe,…) soient essentiels à son propre succès. Il reste que ces considérations ne sont rien sans une bonne qualité de la relation avec eux. Cette dernière passe d'abord par une excellente communication, c'est-à-dire en premier lieu des échanges. L'aspect familier du mot laisse à penser que sa pratique est naturelle et que, combiné à quelques galons ;), elle va forcément porter. C'est tout le malentendu que va dévoiler ce papier.
Le leadership se caractérise, entre autres, par la capacité du manager à affronter l'incertitude. Or, il suffit d'avoir pratiqué quelques réunions dont l'enjeu est conséquent, pour se rendre compte qu'elle génère auprès des managers un besoin quasi irréaliste d'obtenir toutes les réponses afin d'apporter une solution au moindre problème qui surgit en travers de l'objectif poursuivi. Vous me direz que le manager fait son boulot et qu'il est payé pour régler des problèmes. Sauf que ce n'est pas si simple. Cette peur ou ce manque de compétence (appelons les choses par leur nom) conduit souvent les managers à dominer les réunions au lieu de les animer, contribuant ainsi à étouffer les échanges avec l'équipe plutôt que de cheminer avec elle, vers une solution réaliste parce que co-construite.
Cet échange peut-être un dialogue ou une discussion (1). La distinction entre les deux notions est généralement ignorée à la fois des équipes mais aussi de certains managers. Le dialogue, c'est l’exploration libre et créative de questions complexes et subtiles qui aboutit à la génération d'idées, à la mise au clair de différentes options. Il suppose alors une réelle écoute mutuelle des acteurs et la capacité de chacun à retenir son propre son point de vue, son jugement et / ou de livrer ses hypothèses rarement partagées afin d'entrer dans une réflexion commune. Le défi est alors 1) de formuler des questions qui peuvent inciter les acteurs à réfléchir aux problèmes auxquels ils sont confrontés d'une manière nouvelle, vers la reconnaissance et le réexamen des barrières mentales qui les empêchent et 2) de poser ces questions dans un style qui ne suscite pas une attitude défensive, une résistance ou une peur. Voici quelques exemples de questions qui matérialisent ce dialogue tel que pourrait l'engager le manager avec une équipe, plutôt que de pointer des hypothèses (voire des noms) de responsables face à un problème pas encore analysé : quels sont les obstacles qui nous empêchent d'atteindre nos objectifs ? Pouvez-vous m'aider à comprendre les difficultés qui se dressent sur notre chemin ? Quelles méthodes avons-nous déjà essayées pour atténuer le problème, et que s'est-il précisément passé qui a fait échouer ces efforts ?
En revanche, lors d'une discussion, les différents points de vue concurrents sont présentés et argumentés. Les participants choisissent ensemble la meilleure option (développée dans la séquence précédente) qui devient la décision devant être prise à ce moment-là. La discussion a lieu dans un cadre de décision clair et simple. Le manager définit l'importance du problème à considérer, par ex. en raisonnant en termes d'impact financier (si ce problème n'était pas résolu, comment cela pourrait-il affecter les finances de notre entreprise (BU, filiale,…) au cours des six prochains mois ?), d'impact sur les parties prenantes (dans quelle mesure ce problème est-il susceptible d'affecter directement et de manière significative les clients, les employés, les investisseurs, les fournisseurs, les partenaires commerciaux ?), d'impact futur (description des conséquences si on ne décide pas), de réputation, etc. Le manager utilise ce cadre pour réduire les divergences de départ et concentrer la discussion afin de simplifier le processus de décision. Il évalue encore l’importance de toute donnée manquante. Pendant qu'il analyse les options proposées par son équipe à la lumière des faits dont il a connaissance, il compare ce qu'il sait avec ce qu'il aimerait savoir : de quels types d’informations manquons-nous actuellement ? Dans quelle mesure serait-il difficile de recueillir ces informations ? Voire des questions plus "offensives" telles que : des données manquent-elles en raison de tactiques déployées par des personnes susceptibles de vouloir manipuler la décision ? Si nous pouvions rassembler les données manquantes, dans quelle mesure seraient-elles importantes, c’est-à-dire quelle serait la probabilité que cela change notre décision finale ? Les réponses à des questions comme celles-ci aident à décider en vérifiant que le processus d’enquête a été mené.
Le dialogue et la discussion sont complémentaires : une discussion efficace repose sur les idées générées par le dialogue. Imaginons que le manager ait la capacité de mener son équipe dans l'échange d'idées et la discipline qu'elle requiert. Chacun transmet alors ses idées aux autres. Chaque acteur énonce clairement sa position, ses intentions (d'où il parle) et présente de nouvelles idées et des faits pertinents pour que les autres puissent les prendre en compte. Chacun cherche à comprendre les arguments des autres, ainsi que le contexte et les émotions qui se cachent derrière leurs propos. Dans ce contexte, les acteurs se posent mutuellement des questions de fond parce que chacun se sent entendu et compris. Les acteurs explorent les aspects restants ou manquants du sujet en examinant la situation dans son ensemble. Les conversations tenues dans cette perspective combinent fréquemment les idées de plusieurs acteurs de manière parfois inattendue et même stratégiquement pertinente.
Mais si le manager ne les guide pas dans l'échange, la plupart des équipes n'ont pas la capacité de faire la distinction entre dialogue et discussion et d'évoluer consciemment de l'une à l'autre. Dans ce cas, l'équipe mais également le manager sont à la merci de forces qui s’opposent aux dialogues et aux discussions productives en son sein. Les plus importantes d’entre elles sont (2) les routines défensives, des façons habituelles d’interagir qui protègent les acteurs de ce qu'ils ressentent comme une menace ou un embarras mais qui les empêchent également d’apprendre. Par exemple, face à un conflit, les membres de l’équipe aplanissent leurs différences sans régler le problème. La capacité à élaborer des arguments défensifs permet de réfuter les opinions divergentes et de justifier ses propres positions, fermant ainsi la porte à un véritable dialogue où les idées peuvent être remises en question et explorées. Un manager habile en rhétorique peut ainsi manipuler habilement la conversation pour diriger le débat dans la direction qui lui convient, évinçant ainsi les autres points de vue et empêchant un véritable dialogue ou une véritable discussion aboutissant à une décision partagée et reconnue. Un manager charismatique peut exercer une influence importante sur ses équipes, ce qui peut rendre difficile pour les autres membres de la réunion de contester ses arguments ou de proposer des idées alternatives. Un manager axé sur ses propres objectifs peut être moins enclin à écouter activement les idées des autres ou à chercher un consensus, préférant plutôt imposer ou vendre ses propres idées. Ces schémas d’interaction nuisent à l’apprentissage collectif. Ils peuvent être profondément ancrés dans le fonctionnement d’une équipe. Par exemple, dans le cas d'une décision à prendre, vous échangez avec l'équipe sur les alternatives et les conséquences de chacune d'entre elles. Si vous pensez déjà connaître la réponse, il y a de fortes chances que vous ne posiez pas les questions permettant d'enclencher le dialogue. Votre équipe le ressentira et pensera que vous n’écoutez pas ou, pire encore, que vous ne vous souciez pas de ce qu’ils ont à dire. À moins de vous mettre peut-être en danger avec les bonnes questions, vous vous contenterez de ce que vous savez plutôt que de ce que votre équipe sait collectivement. Au final, vous bénéficierez d'une connaissance moindre, que ce que vous auriez pu obtenir afin de prendre la meilleure décision possible.
La mécanique de cette route, vers l'échec de l'intelligence collective est pourtant maintenant bien connue. Qu'est-ce qui incite les managers à partir de leurs propres hypothèses au lieu de faire table rase et de reposer des questions ? La partie primitive de notre cerveau fonctionne instinctivement de cette façon. Il s’agit d’un comportement instinctif - et utile - développé il y a longtemps, lorsque les humains couraient un danger imminent d’être dégustés par des prédateurs. L'« échelle d'inférence » développée par Chris Argyris (3) donne un aperçu de ce comportement. En s'appuyant sur les observations que fait le manager, il sélectionne les données qui correspondent à sa vision du monde, puis il attribue sa propre signification aux dites données. Ensuite, il comble les lacunes d’information avec des hypothèses issues de son expérience, tire des conclusions, prend des décisions et agit. Il traverse ce cycle en quelques secondes. Toutefois aujourd’hui, il y a un peu moins de prédateurs à dents de sabre dans les couloirs des entreprises, le manager a le temps et les outils nécessaires pour combler les lacunes en matière d’information, enclencher son cerveau logique et poser des questions pour se connecter avec son équipe et s'aligner. Si le manager conduit ses conversations, ses échanges de manière directe, ouverte, honnête et bienveillantes, il instaure ainsi une confiance et une sécurité psychologique qui garantissent que tout le monde partage les mêmes informations et la même compréhension des objectifs. Il suscite alors des alternatives aux opinions dominantes afin de couvrir tout le périmètre de la future décision. Il se montre prêt à changer d'avis si les arguments qui lui sont apportés sont convaincants. En tant que leader il influence son équipe. Mais cette dimension de leadership doit également lui permettre d'être influencé par elle. Les informations circulent alors librement au sein de l'équipe. Ses membres se sentent à l’aise pour exprimer leurs pensées, soulever leurs préoccupations et demander des conseils, ce qui renforce leur lien avec le manager et entre eux. Le manager est transparent sur ses objectifs et d'où il parle : il n'y a pas d'agenda caché.
La mise en pratique de ces principes centrés sur une communication ouverte, un leadership influent parce qu'à l'écoute et une culture de dialogue et de discussion favorise la résolution des problèmes mais aussi la cohésion de l'équipe. En encourageant la libre circulation des idées, la prise en compte des différents points de vue et la remise en question constante des hypothèses, le manager libère le potentiel de l'équipe. Ce faisant, il crée un environnement où l'apprentissage continu et peut être parfois l'innovation deviennent la norme, et où chaque membre se sent valorisé et engagé. A la clé : une amélioration de la performance organisationnelle grâce à l'instauration d'une culture de collaboration. C'est le début de l'intelligence collective…
Erwan Hernot, ClavaConsulting, membre de ScoRH ehernot@clavaconsulting.com
1) The Fifth Discipline Peter M. Senge, 2006 (2nd edition))
(2) Teaching Smart People How To Learn, Chris Argyris, 2008 (mais l'article original dans la Harvard Business Review date de 1991)
(3) Chris Argyris n'était pas seul : l'échelle d'inférence est le fruit d'un travail collectif à Harvard.
Photo : Freepik.
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